Il voulait s’évader aussi

Il voulait s’évader aussi

Il faut accepter l’émotion. Elle est insuffisante, mais elle est nécessaire. Elle est aussi notre humanité. Alors souvenons-nous de ce jeune Laurent Barthélémy Ani Guibahi.

Il faut se représenter ce jeune garçon frêle et discret de 14 ans, parti un matin de chez lui sans rien dire de sa ferme résolution et de son fol espoir, attendre le bon avion, courir, grimper dans le train d’atterrissage. Il faut imaginer la terreur qui a dû être la sienne dans le vacarme des moteurs, le sifflement de l’air et l’obscurité confinée. 

Lui, qui est comme nos enfants, à quel moment a-t-il crié de tout son corps ? Quand a-t-il hurlé pour que ça s’arrête ? Quand a-t-il appelé son père, sa mère ? À quel moment le manque d’oxygène et le froid ont-ils eu raison de lui ? La mort l’a pris pour elle, quelque part dans la nuit, entre Abidjan et Paris. À l’heure où j’écris ces lignes pour sa mémoire, le corps de Laurent Barthélémy Ani Guibahi, simple collégien ivoirien, est encore seul à Paris, sans un proche pour le veiller. Oui, il faut l’imaginer, le voir, faire de lui notre frère, même si cela fait mal. 

Pourtant, sa mort ne nous a pas interpellés collectivement. Elle n’a suscité aucune réaction officielle, pas même un communiqué de condoléances. À l’exception notable de Sant’Egidio, bien peu d’associations se sont émues. Quant aux médias, une triste ironie veut qu’ils aient été trop occupés à accorder une « exclusivité » sur tous les plateaux, dans tous les magazines, à un autre évadé de l’air – un puissant en jet privé, multimillionnaire insatiable – pour accorder vraiment plus qu’une simple dépêche au sort d’un tout-petit. Il y a 20 ans, la mort de Yaguine Koïta et de Fodé Tounkara dans les mêmes conditions avait poussé les gouvernements européens à s’exprimer. 

Pourquoi cette indifférence aujourd’hui ? Par résignation, par repli ou par calcul ? Il faut ressentir. Cesser d’avoir peur que notre émotion nous contraigne. Congédier les ripostes prévues, convenues et criardes de ceux qui dénoncent la « bien-pensance », la « dictature de l’émotion » ; qui, dans leur monde de noir et de blanc, passent de l’événement à la politique en sautant le recueillement ; qui croient que compatir validerait une « immigration sans contrôle » ; qui dénoncent avec mépris une position consensuelle, quand c’est le refus de l’étranger qui fait consensus et structure l’humanité depuis ses origines. Il faut accepter l’émotion. Elle est insuffisante, mais elle est nécessaire. Elle est aussi notre humanité. La refuser, ce n’est pas en appeler à la raison, ce n’est pas faire preuve d’une neutralité responsable, c’est un parti pris inavoué. Alors souvenons-nous de ce jeune Laurent Barthélémy Ani Guibahi.


[ Erwan Le Morhedec ]