Le 2 mars 2011 a été tué, à l'âge de 42 ans, dans le centre d'Islamabad, Shahbaz Bhatti, ministre des minorités du Pakistan. Il s'est battu jusqu'à la fin pour protéger toutes les minorités - non seulement la sienne - et encourager le dialogue. A la différence de ceux qui l'ont tué, il croyait en un Pakistan uni, mais également terre de cohabitation ethnique et religieuse, et il a donné sa vie pour cet idéal.
Victime d'un attentat qui a touché et indigné de très nombreuses personnes dans le monde, Shahbaz Bhatti est aujourd'hui un symbole pour les minorités du Pakistan, pour les chrétiens, mais également pour les hindouistes, les sikhs, les ahmadis et pour un grand nombre de musulmans dans ce grand pays né en 1947 de la partition avec l'Inde. Des manifestations ont eu lieu périodiquement en sa mémoire, des chansons ont été composées en son honneur, des comités ont été créés dans le sillage de son engagement politique, social et religieux. Mais comme à respecter l'héritage qu'il nous a laissé, sa mort n'a pas suscité d'affrontements ni de violence. Au contraire, Shahbaz est devenu, au Pakistan et dans le monde, un symbole pour quiconque croit dans les batailles pacifiques pour défendre les minorités et dans une société plurielle.
Bhatti n'a pas cherché la mort, mais il n'a pas voulu renoncer à sa bataille en faveur des faibles et des opprimés, comme l'a expliqué Andrea Riccardi, qui avait prévu de le rencontrer à Islamabad, deux jours précisément après l'attentat: «C'était un chrétien amoureux de son pays. Malgré les menaces concrètes qui pesaient sur sa vie, il n'avait jamais pensé à l'abandonner. Il était au contraire convaincu que le Pakistan devait redécouvrir ses racines, sur le modèle tracé par son fondateur Ali Jinnah, fondateur d'un Etat laïc, où les diverses religions contribuent pacifiquement à son développement».
Comme on peut le lire dans le "testament spirituel" qu'il nous a laissé, la vocation de Shahbaz à dépenser sa vie pour les autres remonte au vendredi saint où il écouta une prédication sur la Passion de Jésus. Il avait à peine 13 ans, voulait défendre les chrétiens et, d'une manière générale, tous "les pauvres et les persécutés". Et c'est très jeune, alors qu'il était encore lycéen, qu'il mena sa première bataille civile, contre l'introduction d'une nouvelle carte d'identité, montrant une couleur différente en fonction de la religion d'appartenance. C'était l'époque très dure de la dictature du général Mohammed Zia ul-Haq (1977- 1988). Shahbaz, qui à 17 ans à peine avait déjà fondé le Christian Liberation Front, contribua sensiblement, avec sa protestation, à bloquer le projet de loi1.
Ce sont des années de militantisme tenace. A l'université il reçoit les premières menaces de mort, mais il ne cède pas. En 1992, encouragé par l'activiste catholique Cecil Chaudry, héros des guerres contre l'Inde, il lance même une campagne nationale contre la loi sur le blasphème, qui permet d'accuser une personne, même pour une simple suspicion, et qui a généré jusqu'à aujourd'hui un nombre très élevé de procédures judiciaires, à l'encontre non seulement des membres des minorités mais surtout - fait peu connu à l'étranger - à l'encontre de la majorité musulmane, cachant souvent des règlements de compte entre familles.
Bhatti choisit cependant, dès le début, de ne pas s'enfermer dans le pré-carré de la communauté catholique locale. Ainsi, de manière presque naturelle, son Christian Liberation Front se transforma, en 2002, en un mouvement qui réussit à fédérer toutes les minorités pakistanaises, l'APMA (All Pakistani Minorities Alliance). C'est avec cette association qu'il réussit à se faire connaitre dans tout le Pakistan, également pour le secours apporté aux populations frappées par le terrible tremblement de terre en 2005. A cette occasion, son association choisit, de manière significative, d'apporter des aides à tous, sans faire de distinction, et donc également à un grand nombre de musulmans qui avaient perdu leur logement, obtenant ainsi les remerciements officiels des autorités de l'Etat2.
Shahbaz Bhatti avait déjà refusé en 2000 la proposition d'entrer en politique car celle-ci ne cadrait pas avec le choix purement militant qu'il avait fait. Mais finalement, à la recherche d'alliés pour mener ses batailles, il décida d'approcher le PPP de Benazir Bhutto3 et, après son assassinat, accepta de se présenter aux élections politiques en obtenant, dans le programme, des garanties précises pour les minorités. Il est élu à la chambre basse de l'Assemblée nationale en février 2008. Son nouvel engagement parlementaire ne change pas son style de vie, comme le raconte son frère Paul: «Il continuait à aller à la rencontre de tous: des pauvres, des étudiants de l'Islam, des leaders politiques et religieux, des gens ordinaires. Son bureau était continuellement empli de personnes qui venaient le voir ne serait-ce que pour parler ou recevoir quelque conseil. Il ne refusait de voir personne»4.
Le 2 novembre 2008, après l'élection du président Asif Alì Zardari, mari de Benazir Bhutto, il est proposé au leader de l'APMA le ministère pour les Minorités, qui jusqu'alors n'existait pas5. Dans son discours programmatique, Shahbaz prononça ces paroles passionnées: «J'ai décidé de devenir ministre pour soutenir la cause des opprimés et des communautés marginalisées du Pakistan. J'ai dédié ma vie à la lutte pour l'égalité humaine, la justice sociale, la liberté religieuse. Jésus est le centre de ma vie et je veux être son vrai disciple à travers mes actions, en partageant l'amour de Dieu avec les pauvres, les opprimés, les persécutés, les personnes dans le besoin et ceux qui souffrent au sein du peuple pakistanais»6. Il commence alors un intense travail qui le conduira, en un plus de deux ans, à des fruits considérables pour les minorités. Bhatti suit personnellement de nombreuses situations, dont celle d'Asia Bibi, la chrétienne condamnée à mort pour blasphème, réussissant notamment à améliorer ses conditions de détention7. Mais surtout, dans son activité de ministre, il obtient un grand nombre de conquêtes, que ce soit au niveau législatif ou, de manière plus générale, au niveau des droits.
Sur certaines frontières qui lui tenaient particulièrement à coeur, comme celles du dialogue et de la paix, Shahbaz Bhatti cherche à élargir le réseau de ses relations au-delà du Pakistan et tisse de nombreux liens au niveau international. Il voyage aux Etats-Unis, où il est reçu par la Secrétaire d'Etat Hillary Clinton, et au Canada, où il avait reçu un prix prestigieux en 1999, il rencontre le premier ministre Stephen Harper. Il cultive des rapports avec des personnes un peu partout dans le monde, en Asie avec une association coréenne, en Italie avec le patriarche de Venise qui avait contribué aux secours lors du tremblement de terre de 2005, tout en continuant à tisser son réseau de relations avec les organisations liées aux Eglises. Une amitié importante nait pendant ces années-là avec la Communauté de Sant'Egidio, présente dans le pays depuis l'an 2000, avec l'engagement de centaines de jeunes et d'adultes pakistanais dans différentes villes. Après une première visite à Rome en octobre 2009, et une significative collaboration pour aider les populations frappées par une inondation dévastatrice – sans faire de distinction entre musulmans et minorités9, comme pour le tremblement de terre de 2005 –, en septembre 2010 Shahbaz Bhatti se rend de nouveau en Italie. Le 11 septembre, à l'invitation de Sant'Egidio, il participe dans la basilique romaine de Sainte-Marie-au-Transtevere à une prière en mémoire des victimes de l'attentat des tours jumelles en présence de l'ambassadeur des Etats-Unis près le Saint-Siège, Miguel Diaz, et de nombreux autres représentants de la diplomatie. Il considère très important d'être présent en tant que ministre d'un Etat comme le sien, accusé plusieurs fois de complicité avec le terrorisme. Et il prononce à cette occasion une phrase qu'il répétera plusieurs fois dans les mois suivants, et même le jour précédant sa mort: "Considérez-moi comme l'un des vôtres, je fais partie moi aussi de la Communauté"10. Le jour suivant, Shahbaz est reçu au Pakistan et remet à Benoit XVI un message important dans lequel le président Zardari exprime la volonté de son gouvernement de garantir l'harmonie interreligieuse et interculturelle dans le pays. Le pape assure sa proximité aux victimes de l'inondation ayant eu lieu le mois précédent ainsi que son soutien à tout le peuple pakistanais.
Shahbaz Bhatti (au centre) lors de la prière du 11 septembre 2010 à Sainte-Marie-au-Transtevere (Rome)
La nomination au poste de ministre s'accompagne d'une escalade de menaces contre la vie de Bhatti. En particulier, après l'assassinat du gouverneur musulman du Punjab Salman Taseer11 qui avait défendu Asia Bibi, Shahbaz reçoit de lourdes pressions le poussant à la démission. La confirmation de son ministère, tout sauf évidente, à mi-février 2011, ravive l'espoir, grâce notamment à l'encouragement du réseau interreligieux qu'il avait construit pour défendre les minorités. Mais, à peine quelques jours plus tard, le 2 mars au matin, un commandement d'hommes armés arrête la voiture de Bhatti, à peine sorti de la maison de sa mère, et le tue en plein jour dans le centre d'Islamabad. Une exécution soigneusement préparée, depuis longtemps, et surtout effectuée avec une extrême facilité. Tous savaient que, sans protection, la condamnation à mort, tôt ou tard, aurait été mise à exécution. A commencer par Bhatti lui-même. Mais celui-ci ne voulut pas battre en retraite en abandonnant à leur sort ses amis, pauvres et opprimés, hommes et femmes «hors caste»12 de son Pakistan tourmenté. Il n'était pas un héros, ni un politique irréductible. Il était avant tout un chrétien, qui a vécu et est mort comme un chrétien.
La mort de Shahbaz Bhatti suscite une grande émotion dans le monde entier. Le président des Etats-Unis, Barack Obama, est l'un des premiers à réagir, tandis que Benoit XVI se souvient de lui lors de l'Angélus dominical13. Au Pakistan lui rendent hommage, outre les responsables de l'Etat, de nombreuses autorités musulmanes; et dans la maison de sa mère Martha on assiste à un pèlerinage ininterrompu de chrétiens, musulmans, sikhs et hindous, en prière à ses côtés, témoignant ainsi cette amitié interreligieuse qui avait fait la force de Shahbaz.
Le 4 mars sont prévues deux cérémonies. Celle "officielle" se tient le matin à Islamabad, avec une célébration liturgique en présence de nombreuses personnalités politiques, du Premier ministre Gilani ainsi que de nombreux ambassadeurs. La cathédrale est comble de fidèles et d'autorités. Tous parlent de Bhatti comme d'un "martyr"14. Pour la célébration arrivent également des parents depuis l'étranger. Son frère Peter – qui au Canada, où il a émigré en 1997, a fondé l'International Christian Voice – est sûr que les chrétiens de son pays ne se laisseront pas intimider: "Maintenant surgiront des milliers de Shahbaz Bhatti et ils ne s'arrêteront pas tant qu'ils n'auront pas vaincu les forces obscures du mal"15. En provenance d'Italie, où il travaillait comme médecin, arrive Paul Bhatti, qui par la suite prendra, sous une forme différente, le poste gouvernemental de son frère.
(traduction en cours)