Spécialiste français de l’histoire de l’Eglise, Jean-Dominique Durand s’intéresse à la communauté
Sant’Egidio, au point d’en publier un abécédaire. Il nous présente ce mouvement né à Rome dans le sillage de 1968, et désormais devenu universel. Un acteur clé de la lutte pour la paix et contre les pauvretés.
Implication dans les processus de paix dans des Etats en conflit, participation aux couloirs humanitaires, solidarité intergénérationnelle, distribution de repas pour les plus démunis, animation de lieux de culte… Les engagements de Sant’Egidio sont nombreux, ici et ailleurs.
C’est à la suite d’une rencontre avec son confrère Andrea Riccardi que Jean-Dominique Durand découvre l’existence de la communauté de Sant’Egidio, dans les années 1990. "Nous sommes tous deux historiens et travaillons sur des sujets semblables, c’est-à-dire l’histoire du catholicisme contemporain, particulièrement en Italie. Nous nous sommes rencontrés à plusieurs reprises au cours de rencontres scientifiques. C’est ainsi que j’ai découvert un autre aspect de sa personnalité : l’engagement pour les pauvres et la fondation de la communauté de Sant’Egidio."
Pour asseoir la notoriété du mouvement, Jean-Dominique Durand décide d’écrire un livre qui lui est consacré. Prière, pauvre, paix. L’abécédaire de Sant’Egidio n’est pas un récit linéaire classique, mais un répertoire de mots. "Ce qui m’a toujours frappé, c’est la capacité de la communauté d’agir dans des domaines extraordinairement variés, dans le monde entier. Pour rendre compte le mieux possible de cette diversité, de cette capacité unique, j’ai choisi de passer par des mots. Parmi ceux-ci, il y a la prière, les pauvres et la paix." D’où le titre du livre. Dès la création de Sant’Egidio, un triple engagement s’est imposé : lire la Bible, prier et porter secours auprès des plus démunis.
La fondation de Sant’Egidio remonte à 1968. Une époque marquée par un certain renouveau…
En Italie, les mouvements contestataires commencent dès l’automne 1967. Il y a alors une contestation de l’ordre établi, un développement très fort de la culture marxiste et une remise en cause du parti démocrate-chrétien, au pouvoir depuis 1946 sans interruption. A cette époque, il y a aussi des jeunes gens de milieux culturellement catholiques mais pas vraiment pratiquants, qui s’intéressent à la société qui les entoure. Ils ne sont pas séduits par le marxisme et s’interrogent sur ce qu’ils peuvent faire en dehors des structures classiques de l’Eglise. Ces jeunes de 17-18 ans s’emparent alors de l’Evangile. Et, à partir de cette lecture, ils vont aller près d’enfants pauvres pour les aider dans leurs études, dans leurs devoirs scolaires…
Et des enfants pauvres, il n’en manque pas…
Rome s’est très fortement développée dans les années 1960, les années du miracle économique, avec en périphérie le développement de banlieues, qui sont en fait des bidonvilles. Les enfants y grandissent comme ils peuvent. Ces jeunes étudiants les connaissent, parce que les femmes de ces bourgades vont souvent travailler dans les maisons de leurs parents.
Un travail social ancré dans l’Evangile : c’est là une des spécificités de Sant’Egidio…
Absolument. Une spécificité majeure de l’action de Sant’Egidio est qu’elle s’accomplit auprès de tous ceux que l’on peut désigner comme pauvres ou marginalisés. Cela peut être la personne âgée isolée, même si elle a de bons revenus. C’est aussi la personne handicapée, le malade… C’est aussi celui qui tend la main dans la rue, l’immigré qui n’a aucune relation et qui est souvent pourchassé, voire employé dans des conditions parfois catastrophiques, par des personnes sans scrupules. Pour Sant’Egidio, il s’agit du monde des marginalités dans leur diversité.
La ville de Rome est inscrite dans l’ADN de Sant’Egidio. Expliquez-nous pourquoi…
S’il n’y avait pas eu ce contexte romain, je pense qu’il n’y aurait pas eu un tel développement par la suite. A Rome, il y a un contexte ecclésial particulier, puisque c’est la ville du pape. Pour Sant’Egidio, il y a eu deux événements considérables. En 1974, la toute jeune communauté prend part à un grand congrès qui réunit toutes les structures religieuses et permet d’identifier tous les problèmes sociaux et pastoraux du diocèse de Rome. Cinq ans plus tard se tient une rencontre entre la communauté et le pape Jean-Paul II, à l’occasion d’une visite pastorale dans une paroisse de la banlieue de Rome. Séduit par la communauté, le pape va l’aider par la suite et l’inciter à aller voir le monde.
Sant’Egidio est particulièrement impliquée dans les processus de paix. Pourquoi une telle attention à la paix ?
La guerre apporte toutes les misères du monde. Partout où elle sévit, il y a les maladies, les misères, les violences, les morts, les viols… Seule la paix permet de construire une société dans laquelle chacun peut trouver sa voie, vivre tranquillement et lutter contre les pauvretés. C’est un engagement considérable. Jean-Paul II aimait parler de la responsabilité des croyants, dans la paix comme dans la guerre. Il disait que les croyants doivent prendre leurs responsabilités pour empêcher les guerres, même pour empêcher les chefs religieux de se faire la guerre entre eux ou que les religions soient utilisées par les Etats comme prétexte. C’est vraiment une responsabilité que Jean-Paul II avait bien identifiée et qu’il a rappelée fortement avec la rencontre d’Assise en 1986. La communauté de Sant’Egidio a repris à son compte cette intuition de Jean-Paul II. D’où son engagement dans le dialogue interreligieux et œcuménique, pour garantir la paix à l’intérieur même de nos Etats qui sont en paix.
Pourquoi la ville d’Assise est-elle également indissociable de Sant’Egidio ?
C’est la ville de saint François. Et saint François, c’est la paix. François parle à tout le monde, même au loup de Gubbio. C’est évidemment très symbolique. Le loup est le prédateur par excellence. Saint François a parlé aux musulmans en pleine croisade, il leur a tenu un discours de paix. Par ailleurs, l’écologie est aussi une préoccupation de Sant’Egidio.
La spiritualité de Sant’Egidio serait-elle spécifiquement urbaine ?
La ville nourrit énormément de contrastes, de pauvreté. Elle est violente, par essence; elle exclut énormément. L’action de Sant’Egidio est présente dans les villes, mais pas seulement. Elle est aussi présente dans les toutes petites agglomérations.
Une autre force de la communauté, n’est-ce pas cette capacité à passer d’une dimension locale au monde ?
Tout à fait. C’est ce que Jean-Paul II leur avait recommandé au cours d’une rencontre à Castel Gandolfo. La communauté a commencé à rencontrer du monde à Rome, la capitale de la catholicité. Beaucoup de gens y viennent : des prêtres, des touristes, des pèlerins. De nombreuses communautés locales sont nées à la suite d’une rencontre avec la communauté à Rome. C’est le cas de celle d’Anvers, née par le biais de Hilde Kieboom, qui a effectué un pèlerinage paroissial alors qu’elle n’avait que 16 ans. On pourrait donner d’innombrables exemples concernant les autres continents.
Comment expliquez-vous que la communauté soit aussi présente en Afrique ?
L’Afrique subsaharienne, notamment, est un monde très malheureux. Beaucoup de guerres et de maladies s’y développent. Lorsque la paix est revenue au Mozambique, sous l’égide de membres de la communauté de Sant’Egidio, un autre conflit s’est ouvert : celui du sida qui a fait des ravages absolument considérables. La communauté a alors inventé le programme Dream. On ne pouvait pas rétablir la paix pour ensuite laisser les populations être dévastées par le sida. Il fallait donc agir avec un système extraordinairement inventif, fondé sur les relations avec les congrégations religieuses et la mobilisation de médecins spécialisés dans ce type de maladie. Celui-ci mêle une technicité de pointe remarquable, la capacité à mobiliser beaucoup d’argent pour créer des centres biologiques, dans les pays africains où il n’y a souvent rien comme structure médicale. Cela a permis une avancée liée au principe de prière, de pauvreté et de paix.
La communauté de Sant’Egidio milite également contre la peine de mort, aux Etats-Unis notamment.
Oui. Malheureusement, la peine de mort est toujours en application, dans de nombreux pays. Aux Etats-Unis, il y a un système judiciaire qui peut paraître très sévère, très violent, très dur, mais qui permet quand même d’aller à la rencontre des condamnés à mort. Un certain nombre d’entre eux ont d’ailleurs été condamnés injustement, à la suite d’erreurs judiciaires. Sant’Egidio mène une action permanente pour essayer de convaincre les Etats qui appliquent encore la peine de mort de l’abandonner. Plusieurs pays et des Etats américains ont d’ailleurs accepté de l’abandonner grâce à ce travail de pression, de conviction. Malheureusement, bien des Etats, comme l’Iran et l’Arabie saoudite, échappent à ce genre de considération.
Ces dernières années, c’est la question des couloirs humanitaires qui a souvent permis de mettre en lumière le travail de Sant’Egidio…
Avec les couloirs humanitaires, on retrouve l’inventivité de Sant’Egidio, dans sa capacité de s’occuper de beaucoup de choses différentes. L’idée est d’essayer de trouver des solutions pour éviter les drames qui se passent en Méditerranée, devenue une sorte de cimetière marin effroyable. Il s’agit de permettre à des personnes de venir en Europe, légalement et en étant attendues. Le principe est d’établir des accords avec les Etats – pour le moment, la communauté a réussi à en obtenir, notamment avec la France et la Belgique. L'objectif ? Permettre à des personnes pourchassées ou fuyant la guerre d’être reconnues, d’abord sur place par des équipes de Sant’Egidio, puis d’obtenir des papiers officiels, et ensuite d’être accueillies officiellement à l’aéroport, souvent avec un représentant du ministère de l’Intérieur. Après, ces personnes sont prises en charge afin de leur permettre de s’intégrer plus ou moins rapidement dans le pays d’accueil, à travers l’apprentissage de la langue, un logement, un emploi… C’est un travail absolument remarquable qui permet de surmonter les débats nauséabonds que nous avons sur l’immigration.
A côté des migrants, les prisonniers ne sont pas oubliés non plus, avec une présence dans de très nombreuses prisons à travers le monde…
Oui. En Afrique, la situation des prisons est effroyable. Il m’est arrivé de visiter moi-même une prison au Mozambique. C’est épouvantable. Les personnes sont entassées, très souvent oubliées. On vous met en prison pour une banane volée sur un étalage, et ensuite, on attend parfois des mois ou des années, avant de passer en jugement. Et même quand on a été jugé, on vous oublie. Le travail de Saint Egidio consiste donc à contrôler les décisions prises par la justice locale pour vérifier que les personnes condamnées qui ont fait leur temps de prison ne soient pas oubliées et qu’une année de prison ne se transforme pas en perpétuité, voire en peine de mort. Il s’agit également de suivre les prisonniers sur le plan médical, de leur apporter des soins, de garantir des visites de médecins et de la nourriture. Rien n’est prévu dans la plupart de ces prisons; ce sont les familles qui doivent nourrir les prisonniers.
Au fil du temps, les différents papes ont-ils soutenu Sant’Egidio ?
Oui. Tant Jean-Paul II que Benoît XVI. Ce dernier a d’ailleurs a visité le lieu de distribution des repas aux pauvres de Rome. François utilise également les trois mots de la communauté – prière pauvres et paix. Partout dans le monde, les relations entre la communauté et les autorités ecclésiastiques sont importantes. Sant’Egidio est reconnue aujourd’hui comme un élément clé du paysage ecclésial.
Propos recueillis par Angélique TASIAUX
Jean-Dominique Durand, Prière, pauvre, paix. L’abécédaire de Sant’Egidio. Editions du Cerf, 2024, 315 pages.
"Riccardi ? Une personne hors du commun !"
L’accueil et l’amitié jouent un rôle particulier dans la communauté. S’agirait-il de ses deux fils conducteurs majeurs ?
Oui, bien sûr. Il ne s’agit pas de faire la charité seulement en donnant une pièce au SDF qui est dans la rue; il s’agit aussi de lui parler, de le rencontrer. L’amitié est un mot très fort, c’est ce qui permet de rencontrer véritablement la personne. Ce n’est pas seulement un mot, mais véritablement un vécu. Lors de mes débuts avec Sant’Egidio, cette amitié m’a frappé. Vous allez par exemple à la messe, que ce soit à Rome, à Angers ou à Bruxelles, et vous serez accueilli avec respect.
Faites-vous vous-même partie de la communauté ?
Je ne sais pas comment on fait pour être membre de la Communauté, si ce n’est qu’on en est membre quand on y agit. Personnellement, l’action que je peux apporter à la communauté, c’est plutôt une action de réflexion. Je la fais connaître à travers mes articles et mes conférences.
Vous connaissez le fondateur de la communauté, Andrea Riccardi. Exerce-t-il encore un rôle ?
C’est une personnalité hors du commun, vraiment hors du commun. Une intelligence très fine, très aiguë des situations. Il a passé la main de la présidence depuis pas mal d’années. Mais il reste très présent et est un peu la figure de référence de la communauté.
[ Angélique Tasiaux ]