Sant'Egidio au service de la paix. Entretien avec Valérie Régnier
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Sant'Egidio au service de la paix. Entretien avec Valérie Régnier

Sant’Egidio a tenu, en septembre 2024, une « Rencontre internationale pour la paix » à Paris. Depuis sa fondation en 1968, elle s’est trouvée engagée dans des actions humanitaires qui l’ont conduite à mener des entreprises diplomatiques visant à la réconciliation. L’idée centrale de Sant’Egidio est que l’instauration d’une culture de la paix repose sur une attention aux plus pauvres.
Comment s’est passée la Rencontre internationale pour la paix ? Quel a été son contenu ? Quelles ont été ses conclusions ?
Valérie Régnier : La Rencontre annuelle internationale pour la paix, convoquée à l’initiative de Sant’Egidio, a eu lieu pour la première fois à Paris, du 22 au 24 septembre 2024. Elle s’est déroulée comme chaque année sur trois journées consacrées au thème de la paix, au dialogue et à la rencontre entre un large spectre de participants : leaders des grandes religions mondiales, représentants du monde de la culture, de la société civile, des grandes institutions internationales et de la politique. Le thème choisi pour cette édition était « Imaginer la paix ». Il a particulièrement orienté les échanges et les conclusions de cette rencontre, dans une période où l’essentiel des moyens humains et financiers du monde est, il faut bien le reconnaître, employé à imaginer et réaliser la guerre.
Ainsi le contexte mondial extrêmement dégradé a, par contraste, donné toute sa couleur et toute sa force à la rencontre que nous avons vécue à Paris. Jamais le nombre de conflits n’a été aussi élevé à l’échelle de la planète depuis la Seconde Guerre mondiale, la réalité des conflits contemporains étant celle de guerres qui se diffusent et s’éternisent. Une logique de guerre semble avoir pris le dessus et convaincu tout le monde qu’il n’y a pas d’autre voie, tandis que le discours de la paix est devenu un discours impopulaire et impossible, un discours pour les belles âmes, hors du temps.
Les grandes entreprises du XXe siècle qui visaient au rassemblement et à l’union des peuples semblent dépassées : le pacifisme, la coopération Nord-Sud, le désarmement atomique, l’œcuménisme, le dialogue entre les religions, le dialogue entre les États et les cultures, la solidarité aussi. Les institutions qui les incarnent sont devenues résiduelles, comme l’Organisation des Nations unies (ONU) au niveau international. Mais cette baisse de ce que l’on peut appeler les « tensions unitives » s’observe aussi, et peut-être d’abord, au niveau local, au niveau des familles, des syndicats, des partis politiques, de la vie associative. Le monde est en morceaux : à la mondialisation, et son grand mouvement d’unification par le marché et la compétition, ont succédé le désordre international et la fragmentation sociale d’un monde sans boussole spirituelle, où la solitude est exaltée et où le victimisme et l’affrontement deviennent une culture.
Dans ce contexte, se réunir et imaginer la paix était doublement anachronique, comme un acte de résistance au bombardement massif de nouvelles négatives qui réduisent ou annulent notre sensibilité à la douleur des autres comme au cri de la création, et qui finissent par nous anesthésier et nous conduire au repli.
Nombreux ont été les participants lors de l’assemblée inaugurale au Palais des congrès puis dans les vingt et un forums organisés sur les grandes questions pressantes de notre temps, de l’arme nucléaire à l’intelligence artificielle, en passant par la question des migrations, de l’Europe, de la démocratie1. Parmi les cinq mille inscrits, il faut noter la présence de milliers de jeunes, y compris lors de l’émouvante cérémonie finale sur le parvis de Notre-Dame incendiée puis reconstruite. Cette forte participation illustre à elle seule le principal résultat de cette rencontre : les mots que nous avons prononcés, le discours qui a circulé et la prière qui s’est exprimée ont empêché que la paix soit enterrée, affirmant, au contraire, que la paix est vivante et populaire. Elle a redonné gratuitement une voix aux peuples sans voix, aux jeunes et aux pauvres.
Ce n’est pas la première fois que se tient une telle rencontre. Que peut-on dire des rencontres précédentes ?
V. Régnier : Cette rencontre annuelle en est à sa 38e édition depuis la rencontre historique convoquée à Assise, le 27 octobre 1986, par le pape Jean Paul II et dans le prolongement de laquelle s’est inscrite l’action de Sant’Egidio.
À Assise, Jean Paul II avait imaginé un espace de participation des religions à la vie du monde à partir de l’intuition que la force spirituelle des religions pouvait être une source de paix. Il le fit au cœur d’une autre période troublée de l’histoire, au temps de la Guerre froide, à une époque où dominait encore en Occident la vision selon laquelle les religions allaient être redimensionnées ou cantonnées dans la sphère privée, si ce n’est balayées par la sécularisation. Jean Paul II eut au contraire l’intuition que les religions allaient pouvoir représenter une légitimité et une force pour lutter contre ceux qui veulent utiliser la violence ou justifier les conflits.
Face aux conflits planétaires, il fallait appeler les religions à adhérer de manière indissoluble aux valeurs de la paix et à délégitimer la violence et la guerre. C’est ainsi qu’il conçut l’idée d’une grande rencontre de prière, accompagnée d’un jeûne, au cours de laquelle on n’aurait ni discuté ni parlementé, mais où l’on se serait présenté au monde les uns à côté des autres, et non plus les uns contre les autres.
C’était un changement d’époque qui a beaucoup marqué les membres de Sant’Egidio présents à Assise, notamment ceux qui accompagnaient la délégation musulmane. L’appel du pape à la fin de la prière – « La paix attend ses ouvriers » – a achevé de les convaincre de travailler à propager cet esprit d’Assise année après année, de ville en ville, jusqu’à Paris en 2024.
De rencontre en rencontre se sont approfondis les liens d’amitié entre chefs religieux. De même, le dialogue s’est élargi avec tous, y compris le monde de la culture et de la politique, dessinant un point de repère rare dans l’histoire mouvementée des dernières décennies, marquées par la chute du rideau de fer (quelques semaines après la rencontre pour la paix organisée cette année-là à Varsovie), mais aussi par des crises profondes du dialogue des civilisations, telles que celle née des attentats du 11 septembre 2001.
Se réunir en 2024 à Paris, ville monde avec sa tradition unique humaniste et laïque, a marqué une étape très importante dans ce chemin de l’esprit d’Assise et a revêtu une grande signification non seulement dans le contexte d’affrontement que j’ai décrit, mais aussi du point de vue spirituel. Cette édition a vu l’ouverture d’un nouvel espace de dialogue entre mondes religieux et laïcs qui fait partie de la solution aux conflits et aux affrontements que nous connaissons.
Dans un monde où 85 % des êtres humains sont des croyants, affiliés à une religion, mais où les religions sont souvent bouleversées par les guerres, comme au Moyen-Orient ou dans le conflit russo-ukrainien, l’esprit d’Assise est plus que jamais un espace de dialogue ouvert, à travers lequel les religions peuvent apporter leur contribution de grande valeur à la paix.
Je suis convaincue qu’à Paris s’est ouvert un nouveau processus qui va nourrir et nourrit déjà beaucoup d’initiatives de paix. Cela passe par le dialogue, le travail de médiation, mais aussi par la vie quotidienne, par la solidarité avec les pauvres, par le soin gratuit des plus vulnérables.
 

[ François Euvé ]