Chers frères et sœurs, chers amis, et particulièrement vous, chers frères qui nous avez rejoints d’ailleurs après avoir survécu à la difficile épreuve de la migration.
Il y a onze ans, à l’aube, un bateau transportant Érythréens et Éthiopiens s’échouait à 500 mètres des côtes de l’île de Lampedusa, sa destination. 366 victimes furent identifiées, mais certains commentateurs estiment que le nombre de victimes était bien plus élevé ; les corps de certaines n’a jamais été retrouvé. La plupart des victimes étaient des Érythréens, un peuple qui aujourd’hui encore émigre massivement. Ces personnes se retrouvent souvent piégées en Libye. C’est un drame qui n’en finit pas.
En 2015, le Parlement italien a institué la Journée en mémoire des migrants morts ou portés disparus. Cette commémoration annuelle n’empêche pas les morts et les disparitions. On meurt encore trop souvent lorsqu’on émigre, dans le désert ou en mer. En Libye et en Tunisie sévissent des groupes voire des milices criminelles, qui font subir aux migrants la torture, le viol et le chantage. Tout autour de la Méditerranée, une économie florissante s’est développée, profitant aux criminels et faisant souffrir les migrants.
Entre janvier et septembre 2024, on peut recenser plus de 1.500 morts ou disparus en mer. Depuis 1990, plus de 66.000 personnes ont perdu la vie en essayant de rejoindre l’Europe. Pour reprendre les mots du pape François, « la Méditerannée est devenue un cimetière ». Mais le nombre réel de victimes, nous le savons, est bien plus élevé. Beaucoup de ces morts se retrouvent sans sépulture et sans personne qui se souvienne d’eux. À ces victimes anonymes, à tous ceux dont on a repêché les corps sans vie, nous voulons ce soir dédier notre prière. Nous voulons nous souvenir d’eux. Parce qu'il faut bien le dire, beaucoup de consciences et de regards se sont émoussés. Beaucoup de personnes en Europe oublient le pauvre Lazare dont parle l’Évangile. Lazare, c’est-à-dire ici le migrant qui gît et meurt à la porte de l’Europe, cette maison où l’on mange grassement.
Le passage de l’Évangile que nous venons d’entendre est plus connu sous le nom de « parabole de l’homme riche », mais cet homme riche est en fait un « glouton » qui se croit tout permis et méprise les autres. Même après la mort, il voudrait commander, au point de dire à Abraham : « père, je te prie d’envoyer Lazare dans la maison de mon père […] qu’il leur porte son témoignage » (Lc 16, 27-28). Abraham lui répond : « un grand abîme a été établi entre vous et nous » (Ibid, 26). Un abîme existait déjà entre l’homme riche et le pauvre Lazare sur la Terre, mais à ce moment-là, l’homme riche n’y faisait pas attention, il ne faisait pas attention à ce qui existait derrière la porte de sa maison. Chers amis, il faut toujours regarder vers l’extérieur, il nous faut tourner le regard vers l’abîme, et oser le traverser.
Le pauvre, que nous retrouvons en l’homme qui meurt en mer, l’Évangile lui donne un nom : Lazare. Et l’homme riche, lui, est anonyme, il est oublié. Sans doute était-il un notable, un homme considéré comme important, dînant avec d’autres gens considérés importants, mais il est aujourd’hui oublié. Et Lazare, lui, existe toujours aux yeux du Seigneur, qui se souvient de lui et se souvient de son nom.
Ce soir, nous avons voulu afficher les portraits et les noms de ceux qui sont morts à Lampedusa. Ces noms et ces personnes ne sont pas oubliés, et le Seigneur se souviendra d’eux, pour toujours, car ils sont précieux à ses yeux.
Nous voyons bien dans l’Évangile comment Abraham accueille chaleureusement le pauvre Lazare. Abraham connaît bien Lazare. Parce qu’Abraham, auquel recourent juifs, chrétiens et musulmans, vécut toute sa vie terrestre de ce dynamisme de l’hospitalité, accueil reçu et accueil offert, y compris à des inconnus.
Chers amis, aujourd’hui encore demeure un abîme entre d’une part notre monde, et d’autre part tous ceux qui immigrent car ils espèrent une vie meilleure. De nouveaux itinéraires se sont ouverts, comme par exemple celui qui traverse les Îles Canaries, où sont déjà mortes des milliers de personnes, ou celui qui parcourt les Balkans, où évoluent d’importantes populations migrantes. Souvenons-nous de tous les pauvres Lazare morts en parcourant ces itinéraires maritimes ou terrestres, par des journées glaciales ou suffocantes de chaleur, épuisés, affamés, poursuivis, souvenons-nous pour ne pas devenir un peuple oublieux ou endormi.
Nous sommes et voulons être comme Abraham, qui a ouvert sa tente par hospitalité. Comme Abraham, parce que beaucoup de Lazare, beaucoup de gens qui viennent d'autres pays, qui ont fui, tous ces amis qui nous ont rejoints et qui vivent aujourd’hui parmi nous, nous montrent qu'il est bon de vivre ensemble, et que vivre ensemble est un bonheur collectif.
Le pape François a dit : « Disons-le clairement, il y a ceux qui travaillent systématiquement, par tous les moyens, à rejeter les migrants. C’est un péché grave. Rejeter est un péché très grave ». Chers amis, c’est un péché grave contre ceux qui fuient, un péché qui rend même complice de leur mort. C'est aussi un péché contre notre société qui a besoin d'eux, qui s'en accommode.
Quel projet insensé que celui de la fermeture. Fermer quand il y a quelqu'un qui frappe et à qui il faudrait ouvrir : pourquoi, mes amis, cela se produit-il ? Pourquoi se ferme-t-on ? Par peur. Oui, nous avons peur de l'avenir, peur des jeunes qui arrivent, peur de la vie qui naît, parce que tout tourne autour de nos egos et de nos propres vies. Mais cette peur devient indifférence, mur, fermeture, voire idéologie raciste. Mort pour eux, et finalement asphyxie pour nos sociétés.
Ne soyons pas naïfs, nous savons que le problème de l’immigration est complexe et qu'il doit résolu par plusieurs moyens. Les Couloirs Humanitaires sont l'un de ces moyens. Mais avant tout, nous ne devons pas avoir peur. Il ne faut pas avoir peur, il faut vivre la vie comme un banquet, il faut laisser les autres participer au banquet de la vie. Il ne faut pas avoir peur des autres, il ne faut pas avoir peur de l'avenir.
L’immigration est un signe des temps, et les signes des temps sont des signes de Dieu. Nous ne sommes pas dans la saison de la peur : nous avons des raisons et des ressources pour espérer ; nous avons des raisons et des ressources pour comprendre ceux qui immigrent ; nous avons des raisons et des ressources pour comprendre ceux qui rêvent et, surtout, pour ne pas mépriser les désespérés, ce qui est un péché grave.
Ainsi, chers frères et sœurs, nous sommes ici pour nous souvenir d'un triste jour, il y a plus de dix ans. Mais nous sommes également ici, entre personnes aux histoires différentes, pour réaffirmer avec force qu'ensemble nous sommes des amis, que nous sommes des concitoyens du Ciel, et que nous sommes des collaborateurs pour le bien commun. Et nous sommes ici pour prier l'Esprit de Dieu d'ouvrir enfin le cœur de chacun à l'espérance. Car il y a tant besoin d'espoir, tandis qu'il y a trop de peur.
Amen.