Entre occident et islam, une guerre culturelle est-elle vraiment en cours? Un article de Mario Giro sur "Domani"

Suite aux attentats de Paris, Nice et Vienne, nous nous interrogeons: s'il ne s'agit pas d'une véritable guerre, que par ailleurs peu de personnes souhaitent vraiment, entre occident et islam n'y a-t-il pas, comme des personnes de différents horizons le soutiennent, une guerre culturelle en cours? Nous connaissons bien ce type de conflit. Les batailles pour conquérir l'esprit des autres, assujettir ou terroriser l'âme d'une nation ne nous sont pas étrangères, ni les amalgames entre culture et identité. Agit-prop, Kulturkampf, cultures dégénérées: tous les régimes d'Europe ont expérimenté la guerre psychologique et de propagande, où les nazi-fascistes et les soviétiques ont démontré leur incontestable suprématie. Aujourd'hui encore, aux Etats-Unis on parle de guerre culturelle dans le corps politique d'une nation toujours plus divisée.


La perception de l'histoire
Dans le cas de la confrontation avec l'islam pèse une certaine lecture de l'histoire: sa conquête trop rapide, les croisades, l'empire ottoman, le colonialisme. Il semble l'ennemi de toujours, l'ennemi parfait. Une perception diffuse prend forme: après plus d'un millénaire d'affrontements, un occident sur le déclin serait en train de céder à une culture religieuse plus vitale et plus agressive. Par conséquent, être trop accomodant avec l'islam est considéré comme une sorte de trahison de soi-même. D'aucuns soutiennent que l'Europe vacille en raison de la honte et de la haine envers elle-même à cause de son passé, à l'instar de la cancel culture. Selon certains, l'histoire de sa domination coloniale et culturelle sur le monde devrait être révisée pour la fondre dans un mix où toutes les cultures, également celles subordonnées, seraient sur un pied d'égalité. Ainsi fleurissent les subaltern studies (définition que nous devons à Gramsci) dans les universités anglo-saxonnes, appelées post-coloniales dans le monde francophone. Il s'agit d'une action de "récupération" sur le plan historique et culturel, un effort de world history non centré sur l'occident, et tout compte fait pacifique. Ce qui se traduit par contre-coup pour les Européens par un syndrome "éthéré" de déclin, le sentiment d'être congédié de l'histoire ou une idée repoussante de ses propres responsabilités. Leur ambition de conquérir le monde a laissé la place à une attitude de repli sur soi. D'une telle impulsion se nourrit la droite culturelle et politique.

Nice et Vienne
Tout prend un aspect différent quand il s'agit d'un islamisme radical qui ne reconnaît pas à l'occident le droit d'un congé silencieux et accomodant: il arrive jusqu'au pied de l'immeuble, convertit les jeunes occidentaux, provoque et tue comme à Nice, comme à Vienne. Pour une telle version de l'islam, "culture" et "valeurs" deviennent des armes létales. La poussée vient d'une narration revanchiste des représailles anti-occidentales. La bataille est également mentale et commence en présentant l'adversaire comme moralement indigne: un classique de la tactique politique. Par ailleurs, observent les islamistes, l'occident ne s'arrogea-t-il pas le droit de civiliser par la force? Brahim Moussaoui, tunisien enfant du vide et d'une société en crise, a été absorbé par une telle propagande anhistorique. Il était à peine arrivé en Europe et déjà il la haïssait, succombant à des sentiments longuement couvés. Il a en effet frappé une église qui pour notre culture sécularisée est peu importante, mais représentait pour lui "les croisés". Brahim haïssait un monde qu'il ne comprenait pas. Il y a un autre fait à considérer: dans Fratelli tutti, le pape François cite le grand imam de l'université al Azhar, Ahmad al-Tayyeb. Il s'agit d'un événement historique: c'est la première fois qu'un pape cite un imam dans une encyclique. Il ne faut pas sous-évaluer l'impact que ceci produit dans le monde musulman, notamment le recul des extrémistes. Il y a ensuite les accords entre les Etats arabes et Israël. Dans un univers en crise comme celui de l'islam, de tels gestes ont beaucoup d'effet et indiquent un chemin dans le chaos.

Question de confiance

Les ennemis du dialogue disent toujours la même chose: on ne peut pas faire confiance à l'autre. Pour confirmer cette position, ils invectivent contre la réputation d'un pays ou d'une religion tout entière. Ils utilisent, par effet de miroir, les mêmes concepts et suivent une invention mythique de l'histoire au regard passéiste. On en arrive alors au coeur de la question: à quoi peut bien correspondre une telle guerre culturelle présumée? En réalité à rien. Ce sont des inventions, des images flétries d'un passé feint, des fantasmes, des hologrammes d'une histoire qui n'existe plus et n'a probablement jamais existé. L'histoire, la vraie, est autrement plus dure, anguleuse, terrestre, concrète. La soi-disante guerre culturelle actuelle se réduit à l'émotion d'un instant, à l'éphémère et à l'évanescent. Pour tisser les fils de cette histoire, on fait appel à des valeurs et à des principes auxquels on ne croit pas et qui ne s'appliquent pas, qui sont parfois même erronés. L'un des points de repère fondamentaux est la préservation de la vie. On ne doit jamais tuer et il n'existe aucune justification pour le faire, jamais. L'abolition de la peine de mort en Europe est porteuse de ce message. Une attitude non rhétorique et pragmatique serait de s'ingénier à ce que les Etats arabes et musulmans abolissent la peine capitale dans leur législation: ceci deviendrait un message puissant, déligitimant les extrémistes. Nous savons bien que certaines personnes cherchent à mobiliser une haine permanente en créant toujours de nouveaux prétextes: c'est contre eux qu'est dirigée notre bataille commune. Aujourd'hui la vraie différence est entre qui polarise et qui recoud. Chaque tissu humain, social ou économique déchiré produit les conditions du ressentiment social et de la haine entre les classes, entre les peuples, entre les civilisations. Recoudre est le remède le plus efficace. Aujourd'hui, face à la production de la haine culturelle et religieuse, l'Eglise catholique représente la plus importante réalité religieuse ayant pris l'initiative du dialogue entre les religions.

La rencontre organisée par Sant'Egidio le 20 octobre dernier au Capitole entre les leaders des grandes religions du monde en présence du pape François en est une illustration. Le dialogue offre un sens positif au pluralisme religieux existant. A travers le dialogue on peut rester ouverts sans céder, sans se renier. Telle est la réponse à qui croit qu'au moins les guerres culturelles sont licites. Elles ne le sont jamais. Dans les sociétés démocratiques, l'équilibre entre communautés visibles et citoyenneté universelle est toujours sur la balance, toujours en devenir. En tant qu'Européens, nous refusons les doctrines ethnico-raciales, nous apprécions la société ouverte, nous défendons le pluralisme, tout en restant  attachés à nos racines. Il s'agit d'une concordance à perfectionner continuellement, car il n'y a d'avenir ni dans l'isolement autochtone ni dans le déracinement globaliste. Ce que l'on peut faire concrètement est reprendre en main un fondement ancien mais toujours nouveau, né au sein du judaïsme puis repris par le christianisme: le fondement de l'alliance. Les alliés sont et restent différents; ils savent cependant devenir une seule et même réalité.

Article de Mario Giro paru dans le quotidien Domani le 1er novembre 2020

[traduction de la rédaction]