Samedi dernier, le pape François est allé à Assise pour signer sur la tombe de saint François la deuxième encyclique sociale, "Fratelli tutti" [Tous frères]. Le titre - dont le nom provient des écrits du saint - et le choix du lieu montrent la racine évangélico-franciscaine, typique du pontificat de Bergoglio, à commencer par le choix du nom. Que veut dire cette encyclique sociale ? C'est un genre «nouveau» de magistère, né en 1891, avec la Rerum Novarum de Léon XIII, qui mit au centre la question sociale et poussa les catholiques à ne pas rester passifs mais à s'engager dans ce domaine, en s'opposant aux mouvements socialiste et libéral.
Depuis longtemps, l'encyclique sociale est un texte qui ne s'adresse pas seulement aux catholiques. Paul VI, en 1967, avec la Populorum progressio, a inséré la question sociale dans l'horizon mondial, au sein des rapports entre le nord riche et le sud pauvre ; le pape Wojtyla, avec la Centesimus annus en 1991, a tracé les contours d'une vision sociale qui ne se conforme pas au capitalisme, suite à la fin du communisme. En effet, jusqu'alors, la pensée sociale catholique s'était affirmée comme une troisième voie, entre libéralisme et collectivisme.
Avec l'unification des marchés et des communications, le nouveau scénario de la mondialisation présente de manière contradictoire de nombreux conflits et fragmentations. La première encyclique sociale de Bergoglio, Laudato sì, il y a cinq ans, a innové, étant tout entière dédiée à l'environnement, et insistant sur le fait que «tout est lié». Aujourd'hui, le pape lance une proposition globale centrée sur la fraternité, vue comme un processus radical par lequel nous pouvons recomposer la complexité des relations internationales, locales et interpersonnelles. Il écrit : «Un projet visant de grands objectifs pour le développement de toute l’humanité apparaît aujourd’hui comme un délire». Il est conscient que les visions et les projets de grande envergure sont aujourd'hui considérés comme dépassés et même - observe-t-il - comme un «délire». L'Eglise ne peut cependant pas renoncer à une vision globale de la société.
On se demande bien sûr s'il n'est pas simpliste de parler de «fraternité» et d' «amitié sociale» dans un monde aussi complexe que le nôtre. Mais il y a un an, le vieux sociologue Edgar Morin a écrit, au sujet de la fraternité: elle est «fragile comme la conscience, fragile comme l’amour mais sa force est inouïe». Elle reste ainsi un «moyen pour résister à la cruauté du monde».
Le pape constate: «Bien que les pays soient très connectés, on observe une fragmentation rendant plus difficile la résolution des problèmes qui nous touchent tous». La grande difficulté, confirmée par la crise du Covid-19, est «l’incapacité à agir ensemble». Cette analyse traduit sa préoccupation (Les ombres d'un monde fermé: tel est le titre du premier chapitre). L'oubli de l'histoire et de ses douleurs est répandu. Les unions entre les Etats marquent le pas, tandis que se développe le nationalisme. Mais François insiste: «Personne ne se sauve seul». Cela vaut pour les individus et les groupes humains, comme pour les Etats: «Il n’est pas possible d’être local de manière saine sans une ouverture sincère et avenante à l’universel». Bien que reconnaissant la valeur décisive des communautés locales et nationales (souvent - note-t-il - applaties par les processus globaux), "Fratelli tutti" lance la mondialisation de la fraternité comme chemin pour recréer des liens, assainir les conflits, affirmer la paix, affronter ensemble l'avenir en luttant contre l'individualisme contemporain.
Dans la ligne de la doctrine sociale catholique, mais avec une dimension innovante, François affirme: «Le marché à lui seul ne résout pas tout, même si, une fois encore, l’on veut nous faire croire à ce dogme de foi néolibéral». Il le considère comme un courant de pensée pauvre et répétitif, inadapté aux problèmes et aux misères d'aujourd'hui. Par ailleurs, il prend nettement ses distances du «populisme», qui élimine la vraie démocratie. C'est une affirmation intéressante de la part d'un pape souvent accusé d'être en faveur du populisme latino-américain (un phénomène cependant répandu aujourd'hui bien au-delà de l'Amérique du sud).
Dans sa vision est centrale l'idée «populaire» qui, au nom de la fraternité, trace une voie entre l'individualisme libéral et le populisme: un peuple, fait de communautés intermédiaires, qui ait un projet, un rêve de croissance. Si l'on sent dans ces paroles l'écho de la théologie argentine du peuple, on doit constater la continuité avec la doctrine sociale, notamment avec la recherche constante d'une «utopie sociale». C'est l'expression d'une Eglise qui, face à de nouvelles réalités, n'accepte pas passivement le monde tel qu'il est: elle sollicite catholiques et non catholiques, Etats et forces sociales à le transformer en le rendant plus humain.
L'encyclique est ample et touche de nombreux thèmes: elle condamne la guerre («Toute guerre laisse le monde pire que dans l’état où elle l’a trouvé»), la peine de mort, le désintérêt envers les migrants et les réfugiés, l'abandon des personnes âgées et tant d'autres. Le dialogue entre les religions comme terrain de fraternité est également affronté. Nous nous trouvons face à une somme de la pensée sociale du pape développée dans de nombreux chapitres, qui nourriront la réflexion, également en un temps comme le nôtre, pauvre d'idées, qui constituent une ressource pour une Eglise aujourd'hui plutôt silencieuse. Son efficacité se jouera autour du débat qui s'ouvrira. Dans le fond, outre les thèmes, variés, résonne l'antique appel chrétien, ingénu et savant: «Tous frères».
Editorial paru dans le Corriere della Sera du 5 octobre 2020
Traduction de la rédaction