Ukraine: agir vite, l'UE ne doit plus hésiter. Entretien avec Andrea Riccardi paru dans Avvenire
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Ukraine: agir vite, l'UE ne doit plus hésiter. Entretien avec Andrea Riccardi paru dans Avvenire

«Face au « moi » qui s'impose, il faut relancer un « nous » européen. C'est aux chrétiens de le faire, mais je constate une faible prise de conscience, une attitude introvertie, toute tournée vers des questions internes». Le chemin ressemble à celui de «Semaines sociales européennes».
Nous poursuivons notre voyage idéal sur le présent et l'avenir de l'UE dans le scénario international actuel, caractérisé par des conflits armés, par la montée de forces et de dirigeants populistes et nationalistes, même dans le « vieil » Occident, et par un changement d'équilibre. C'est aussi l'occasion d'essayer de comprendre quelle contribution la culture catholique, l'une des racines de l'Europe, peut encore apporter à l'effort de préservation et de relance de ce rêve de paix et de coopération entre les peuples qui était celui de De Gasperi, d'Adenauer et de Schuman. Donnant la parole à des intellectuels et des hommes politiques de diverses orientations, nous avons déjà publié des entretiens avec Franco Cardini, Massimo Cacciari et Mario Mauro ainsi qu'une intervention de Dem Delrio.
 
« L'Europe ne peut plus hésiter. Pour ceux qui croient en ce projet, c'est l'heure de la responsabilité », déclare Andrea Riccardi. Le fondateur de la Communauté de Sant'Egidio parle en tant qu'historien, en tant qu'opérateur de paix, mais aussi en tant qu'homme qui a été dans les institutions, ancien ministre de la coopération internationale du gouvernement Monti. Parce qu'il est urgent de revenir à la coopération, après les images glaçantes du clash survenu lors de l'entretient dans le bureau ovale ; de revenir à ce que Riccardi appelle le « nous européen ». Il est temps que les pays de l'Union prennent des positions « par oui ou par non. Les reports ne sont plus possibles ».
 
Quelle réaction ces images de Poutine et Zelensky à la télévision mondiale ont-elles provoquée chez vous ?
Elles décrivent une réalité dans laquelle la diplomatie à laquelle nous étions habitués a été archivée par la force du ton utilisé par le président américain et la publicité donnée à la rencontre, en direct à la télévision. Cela change complètement le langage institutionnel que nous connaissions. Celui qui devait être le médiateur a pris un rôle différent. Mais je voudrais éviter d'intervenir sur ce point. Tout ce que je dis, c'est que cela pose une question aux « petits » pays européens, confrontés à cette forme inédite de diplomatie.
 
Comment agir, ou si l'on veut, comment réagir ?
La question est précisément celle-ci. Agir seul ? Mais seul, on risque de ne pas avoir d'impact et, alors, une autre question se pose...
 
Sommes-nous capables de réagir unis, tous ensemble, en tant qu'Union européenne ?
Nous voyons bien que c'est difficile. Il y a des problèmes structurels (élections ici et là) ; une différence de couleur politique des gouvernements ; une lourdeur excessive des institutions européennes et, enfin, une différence de sensibilité entre les différentes zones : je pense à l'Europe de l'Est et à l'Europe occidentale et méditerranéenne, dont nous faisons partie.
 
Une différence géographico-territoriale ?
Bien sûr, mais aussi une différence liée à l'histoire : au fait que jusqu'en 1989, les pays de l'Est ont fait partie du monde soviétique et s'en sont affranchis. Cela crée des opinions publiques différentes et des appréhensions différentes quant à l'avenir. Cependant, dans son soutien à l'Ukraine attaquée, à quelques exceptions près comme la Hongrie, l'Europe s'est montrée unie, notamment grâce à la position de Washington qui prône l'harmonie et l'unité d'intention au sein de l'OTAN, avec tout au plus un certain chevauchement des initiatives, mais jamais d'oppostion flagrante. Aujourd'hui, nous avons plutôt une « contribution » américaine différente qui va dans la direction opposée et l'UE découvre qu'elle n'a pas les outils nécessaires pour mener une politique unie et autonome.
 
Quel genre d'Europe voyez-vous ?
L'Europe doit se regarder dans le miroir et se demander qui elle est. Elle n'a pas de stratégie à mettre en place, même si le « rapport Draghi » dessine un cadre pour un avenir possible et que l'initiative de Macron dans ses discussions avec Trump indique une voie à suivre.
Avec la France, d'ailleurs, nous sommes liés par un pacte spécial de concertation, selon le traité du Quirinal.... Qui n'a jamais été suivi d'effet. Une initiative pourtant suivie avec intérêt par un pays comme la Grande-Bretagne qui ne fait plus partie de l'Union, une proximité qui rappelle la proximité franco-britannique du début de la Seconde Guerre mondiale.
 
Mais tout compte fait, n'est-il pas bon qu'une grande puissance qui avait quitté l'Europe revienne dans le jeu ?
Bien sûr, il faut tenir compte du fait que la Grande-Bretagne est structurellement liée aux Etats-Unis, à commencer par les questions militaires, et qu'elle entretient une relation privilégiée avec Washington. Mais face à une situation aussi complexe, la vraie question à se poser aujourd'hui est de savoir si nous sommes favorables à faire un pas en avant.
 
Il semblerait que non.
En réalité, même si ce système européen fonctionne laborieusement, faire cavalier seul n'aura pas d'impact. Il ne reste plus qu'à rassembler les pays qui veulent aller de l'avant. Et il faut avoir le courage de faire un choix.
 
Partir des pays fondateurs ?
En commençant par eux, bien sûr, mais sans exclure les autres. L'important est que le résultat de ces négociations ne soit pas à somme nulle. Ce serait une tragédie. Je dis non à l'ajournement permanent, mais pour créer une entité politique commune qui ait du poids sur le plan international, il faut créer un instrument militaire commun.
 
Reprendre l'esprit de De Gasperi en 1954 ?
Sans remonter aussi loin, on peut aussi partir de l'initiative française et avoir le courage de répondre par oui ou par non. Il faut aussi un sens des responsabilités à l'égard de l'Ukraine, qui ne peut plus être laissée à elle-même.
 
Quel rôle peut jouer l'Italie ?
L'Italie peut et doit jouer un rôle. Elle doit porter en Europe les problèmes du monde méditerranéen, qui est loin d'être pacifique, et qui ne se limitent pas à l'immigration. Outre le problème israélo-palestinien, les événements au Liban et en Syrie ou la terrible crise au Soudan doivent être abordés. Il y a des intérêts européens en Méditerranée et c'est aussi à l'Italie de les faire valoir.
 
Mais n'est-ce pas aussi à l'Italie de relancer nos racines européennes communes ? Sans unité culturelle, comment peut-on avoir une unité politique ?
Il y a un besoin « à court terme » : il n'est plus temps d'entamer des processus, il s'agit de mûrir des décisions. L'UE ne peut pas parler avec des voix différentes. Elle ne sert que les opinions politiques internes. On ne peut pas répondre à la communication sèche et brutale de Washington par un concert un peu discordant.
 
Mais il faut aussi faire renaître un sentiment commun...
Bien sûr. Et il y a une responsabilité du christianisme et de l'Église en Europe. Aujourd'hui, nous sommes passés à la prédominance du « moi » dans la vie sociale et il est difficile d'affirmer un « nous européen. »
 
L'Église est-elle consciente de cette tâche ?
Peu. Je constate une attitude « introvertie » qui se concentre trop sur les questions internes. C'est ce que j'ai également constaté lors du synode italien. En revanche, le projet 'Camaldoli européen'* lancé par le cardinal Zuppi doit être pris au sérieux. Si ce n'est pas l'Église, je ne vois pas d'autre organisme capable de lancer un discours de sensibilité commune sur l'Europe.
 
On a beaucoup parlé du rôle de la culture, de projets comme Erasmus.
C'est important, mais aujourd'hui, c'est l'Église qui doit relancer un projet européen de paix, de fraternité et de développement. Bref, une vision commune. J'étais en Asie il y a quelques jours, et de là, on perçoit qu'il y a une « civilisation européenne » incarnée par notre ville, largement à taille humaine, représentée par une grande tradition humaniste. Tout cela n'est pas un musée, mais une réalité à faire revivre dans le présent. 
 
* référence au groupe d'intellectuels italiens qui se réunit en juillet 1943 à Camaldoli pour aborder de nombreux thèmes sociaux et politiques (note du traducteur)
 
[traduction de la rédaction]

[ Angelo Picariello ]