Andrea Riccardi: «Le voyage du pape en Irak est l’aboutissement d’un long rapprochement entre le monde catholique et l’islam»

Andrea Riccardi: «Le voyage du pape en Irak est l’aboutissement d’un long rapprochement entre le monde catholique et l’islam»

Pour l’historien italien, le déplacement est « un moyen d’encourager un petit groupe de fidèles, qui a beaucoup souffert ces vingt dernières années »

Andrea Riccardi est le fondateur de la Communauté de Sant’Egidio, association catholique de poids dans la résolution des conflits internationaux. Historien, il a été ministre de la Coopération internationale et l’intégration de 2011 à 2013 et est un des plus grands experts italiens de la politique étrangère du Vatican.

Quelle est la signification de ce voyage du pape François, qui se rend en Irak dans un moment très délicat, à cause des tensions intérieures et de la pandémie ?

C’est le premier voyage d’un pape en Irak. Jean-Paul II n’avait pas réussi à le réaliser à cause des conditions inacceptables posées par Saddam Hussein à l’époque. C’est aussi le premier voyage du pape François en Moyen-Orient si on exclut Israël. La visite est hautement symbolique parce que l’Irak est un centre fondamental des trois religions monothéistes. Pour les juifs, car c’est ici qu’il a eu lieu leur exil, comme le montrent beaucoup d’histoires de la Bible liées à la Mésopotamie. Mais le pays est aussi le lieu de la naissance et du développement de l’Eglise d’Orient qui, autour de l’année mille, était arrivée jusqu’à l’Inde et à la Chine. Enfin, en Irak se trouve un lieu saint parmi les plus importants pour les musulmans, le Mausolée de l’imam Ali, à Najaf.

Cette visite est importante pour le dialogue avec l’islam, un point central dans le mandat du pape François. Quelle est sa stratégie ?

Ce voyage est l’aboutissement d’une longue histoire de rapprochement entre le monde catholique et l’islam. L’Eglise avait commencé ce dialogue avec le concile Vatican II, mais elle s’était retrouvée face à une religion en plein changement : l’islam traditionnel était en difficulté au profit d’une vision plus radicale, celle influencée par l’Arabie Saoudite et le wahhabisme. Jean-Paul II était convaincu de la nécessité d’un apaisement, mais les attentats du 11 septembre avaient rendu ce rapprochement plus compliqué : l’idée de l’historien Samuel Huntington, qui lisait ce moment de l’histoire comme un « choc de civilisation », était devenue majoritaire en Occident. En plus, les relations s’étaient dégradées après le discours de Ratisbonne de pape Benoît XVI. Il cita un ancien empereur byzantin, Michel Paleologue, qui avait un regard très dur sur l’islam : cela fut perçu comme une attaque par le monde musulman. François a donc dû reprendre un fil qui s’était interrompu, et ce voyage est fondamental pour le faire : voilà pourquoi il a insisté malgré les dangers.

Qui sont les interlocuteurs du pape dans ce dialogue interreligieux ?

Le pape a commencé ce rapprochement avec la visite, en 2016, à l’université d’el Azhar du Caire pour rencontrer l’imam Ahmed el-Tayeb, figure éminente du monde sunnite. Le même el-Tayeb est venu en visite à Rome, et les deux ont signé en 2019 à Abu Dhabi un document sur la fraternité humaine pour la paix dans le monde et la coexistence commune. Cela a été important car le monde sunnite n’en peut plus d’être associé au terrorisme et au jihad, et le pape peut contribuer à cet affranchissement. L’autre interlocuteur est Ali al-Sistani, ayatollah chiite, qui refuse l’approche théocratique de l’Etat iranien, que François va rencontrer dans ce voyage.

Justement, l’Irak est une nation à majorité chiite, quels sont les rapports entre le Vatican et cette branche de la religion musulmane ?

En se rendant à Najaf, lieu saint pour les chiites, le pape complète sa stratégie. Le pilier du dialogue a été, jusqu’à présent, la communauté sunnite, il va y associer les chiites. C’est pour cela que je parle d’aboutissement du projet, en sachant aussi que pour l’Eglise, dialoguer avec les chiites est plus facile. En effet, cette branche a une organisation hiérarchique, un clergé structuré et donc des interlocuteurs plus légitimes. Le Vatican, fidèle à sa mission universaliste, veut aussi montrer au monde la culture de l’hospitalité arabe – car le pape sera sans doute très bien accueilli – et rappeler les racines communes aux trois religions monothéistes, qui s’unissent dans la figure d’Abraham.

Est-ce que ce voyage peut changer la perception des chrétiens dans le pays ?

Le rêve des chrétiens en Irak est d’être un élément de paix et de dialogue, mais en réalité ils n’ont jamais eu ce rôle car ils ont été une minorité persécutée à plusieurs reprises. Pour se protéger, ils sont devenus très proches du pouvoir. Il ne faut pas oublier que le ministre des Affaires étrangères de Saddam Hussein, Tarek Aziz, était un chrétien chaldéen, ce qui montre leur influence. Le dialogue avec les musulmans est important pour deux raisons géopolitiques. D’abord parce que l’Eglise est en première ligne pour la paix dans le monde et, selon le pape François, la globalisation économique doit être accompagnée par une globalisation du dialogue et du vivre ensemble entre religions. Ensuite parce que cela permet de mieux protéger et aider les chrétiens qui vivent dans des environnements hostiles où ils sont minoritaires.

Le patriarche chaldéen Louis Raphaël Sako revendique la nécessité de « revenir à la radicalité spirituelle évangélique. » C’est un changement de taille pour l’Eglise catholique dans la région…

Oui, le patriarche est une figure très importante pour le Vatican. C’est le seul patriarche nommé cardinal par François, c’est un choix précis, politique, qui élève Sako comme interlocuteur officiel du souverain pontife. L’Eglise chaldéenne a eu un tournant pastoral, un fait important dans un environnement où les chrétiens ont dû renier leur vocation universaliste pour survivre. Dans les pays musulmans, se convertir à une autre religion est interdit et puni par la peine de mort ; la communauté chrétienne est donc devenue une communauté ethnique, pas seulement religieuse. L’approche de Sako montre l’évolution du contexte, et la volonté de l’Eglise de renouer avec sa mission, qui est celle d’être un élément actif de dialogue et de paix.

Pensez-vous que l’arrivée du pape François peut contribuer à rassurer la communauté chrétienne du Moyen-Orient ?

Sans doute. Les chrétiens ont fui ces terres. En Irak, ils sont passés de 1,5 million avant la guerre à environ 300 000 : le voyage du pape est un moyen d’encourager un petit groupe de fidèles, qui a beaucoup souffert à cause des persécutions des vingt dernières années. Et, comme je le disais au début, la dimension symbolique compte énormément : pour l’Eglise, les chrétiens d’Irak ont une grande importance historique, parce qu’ils sont liés aux racines du catholicisme, et religieuse, car ils ont aussi des martyres massacrés par l’Etat islamique.

© Foto Sant'Egidio


[ Francesco Maselli ]