Se mesurer avec l'évangile. Le tournant du pape Bergoglio. Un éditorial d'Andrea Riccardi sur le Corriere della Sera

Le message de François. Il fut un temps où l'on parlait d'alternance entre pontifes religieux et politiques. La distinction n'a plus de sens aujourd'hui; elle n'en a du reste probablement jamais eu.

Durant les semaines de coronavirus, le pape François est revenu sur le devant de la scène, ne serait-ce que par la transmission quotidienne de la messe qui, sur la seule chaîne TG1, a été suivie par un million et demi de téléspectateurs. Sept années sont passées depuis l'élection d'un pape "qui vient du bout du monde": un tournant dans une Eglise frappée par le traumatisme de la démission de Benoit XVI, motivée par un fort sens des responsabilités plus que par un mauvais état de santé. En 1978, il y avait eu un tournant avec l'élection d'un pape "étranger", provenant du monde communiste. En réalité, Wojtyla, à deux années près, n'était pas né en tant que sujet habsbourgeois, comme Pie X et Pie XI (et les Lombards Roncalli et Montini venaient, des années plus tard, de territoires auparavant habsbourgeois). Ratzinger, de plus, n'était pas loin du coeur centre-européen du catholicisme. Les papes européens ont été convaincus du rôle religieux du continent pour l'Eglise dans le monde. Mais également de son rôle politique: Pie XII favorisa l'intégration européenne comprenant les protestants, dépassant l'Europe latino-catholique; Wojtyla fit de l'unité européenne son horizon.

Avec Bergolio, la papauté a fait un bon en avant. Les commentateurs ont peiné à situer François dans le paysage catholique. Il y a parfois un agacement, diffus plus que rationnel, face à une figure qui se démarque de la continuité dans la gestion du pouvoir politique des papes, en particulier dans les aspects extérieurs et protocolaires. Certes ses prédécesseurs après Vatican II ont agi en ce sens, mais d'une autre manière. C'est une tension ancienne, à tel point que Bernard de Clairvaux critiquait Eugène III, pape en 1145 en ces termes: "tu sembles avoir succédé non pas à Pierre mais à Constantin". Pour le théologien du concile, le Père Chenu, était arrivée "la fin de l'ère constantinienne" avec une Eglise missionnaire, amie des pauvres, où "vit" l'évangile plus que le droit ou la philosophie. 

François, avec une simplicité désarmante, se présente comme prêtre et comme évêque. Il a été marqué par l'histoire argentine et par sa formation jésuite. Il a été protagoniste du document d'Aparecida, par lequel les évêques latino-américains ont relancé l'Eglise sur le continent. Ce qui frappe surtout, c'est l'évangélisme qui vibre en lui, avec l'appel à la conversion, pétri par les Ecritures. Qui l'écoute perçoit un évangile vif plus que de l'idéologie ou une certaine vision du monde.

Ceci crée naturellement sympathie et antipathie. L'insistance sur les pauvres est constante: l'Eglise des pauvres de Vatican II est vécue au contact avec les blessés de la vie, mais également en conjuguant mystique du pauvre (évangélique) et engagement social avec une tout autre vibration par rapport à la pratique institutionnelle des grandes organisations d'assistance catholique. Migrants et réfugiés, auxquels le pape se réfère, sont un thème difficile pour les national-catholiques. La lecture de la "Exsul Familia" de Pie XII sur les migrants (1952) me frappe. Pacelli y affirme un "droit naturel à l'espace vital" de la famille migrante: il est plus radical que François, même si les situations sont différentes. Bergoglio, comme position sociale, a adopté une position "tierce", étrangère aux suggestions marxistes, mais critique envers le capitalisme global. En 1981, Jean-Paul II confia justement à Andreotti ce qu'il pensait pour la Pologne du futur: "ni capitalisme, ni marxisme". Pour l'URSS post-'89, il conseillait de ne pas s'aplatir sur le capitalisme.   

Comment Bergoglio regarde-t-il l'Europe? Sur ce point, Ferruccio de Bortoli l'interrogea dans son premier entretien. Il ne rappela pas par la suite les diverses interventions officielles, mais seulemement la dernière opération de pression, exercée par lui, au temps du Covid-19 (qui culmina dans l'appel de Pâques), pour une Union européenne solidaire avec le sud, qui a son axe moteur dans le rapport avec Angela Merkel, sensible à la pensée du pape.

En ce qui concerne le gouvernement du premier pape global dans un monde décomposé, les regroupements et les ajustements n'ont pas créé une nouvelle architecture d'institutions. Le centralisme romain, qui déplait à plusieurs Eglises locales, s'est modéré, mais le gouvernement romain reste un facteur de cohésion. Le pape, accessible à de nombreuses personnes, gouverne avec un style qui rappelle à certains le préposé général, dirigeant l'action de la Compagnie de Jésus. En réalité, comme la société globale, l'Eglise vit une transition incertaine: les institutions de demain ne se dessinent pas encore.

Entre-temps le pape place au centre la confrontation personnelle et ecclésiale avec l'évangile. Et, parcourant cette route, il se situe comme un leader global et spirituel ayant autorité. Il fut un temps où l'on parlait d'alternance entre papes religieux et politiques. Bergoglio, pape religieux ou politique? La distinction n'a plus de sens aujourd'hui, du reste elle n'en a peut-être jamais eu.