La Méditerranée du pape : dialogue, paix, vivre ensemble. Andrea Riccardi dans le “Corriere della Sera”

À Naples, le souverain pontife a systématisé sa vision : « Dans le monologue, nous nous perdons tous. Nous devons nous libérer de la méfiance »

La Méditerranée est la mer de l’irréductible complexité. Et partant, mer de conflits en nombre, dans lesquels les religions jouent un rôle important. Or ces dernières ont aussi constitué un « refuge » pour les chrétiens d’Orient et pour les musulmans, en préservant l’identité de chacun sous la domination de l’autre. L’Église catholique a été, quant à elle, formée par les minorités du Sud, qui s’étaient détachées des chrétiens orientaux par l’œuvre des missionnaires, à l’exception des maronites, pivot de l’État libanais depuis 1920. Le catholicisme du nord de la Méditerranée a été étranger aux vicissitudes de la rive sud. Un tournant intervient néanmoins dans la seconde moitié du 20e siècle : l’Église développe une vision méditerranéenne à l’enseigne de la rencontre avec les autres religions. Les acteurs en sont les papes : Jean XXIII, qui vécut longtemps à Istanbul, Paul VI, qui ouvrit l’Église au dialogue avec l’islam et le judaïsme, et Jean Paul II.

C’est sur cet arrière-plan que se détache la figure de Giorgio La Pira, maire de Florence, qui rappelle à une Europe distraite et aux catholiques autoréférentiels que la Méditerranée est un système de cohabitation unitaire et complexe, dont les crises sont surmontées ensemble et dans lequel on doit vivre ensemble, chrétiens, juifs et musulmans. Du reste, le judaïsme, de cohabitant humilié, s’était transformé en un interlocuteur de poids avec la naissance de l’État d’Israël en 1948. La Pira invite catholiques hésitants et pays arabes hostiles à dialoguer, en reconnaissant la réalité d’Israël.

La reconnaissance d’Israël par le Vatican interviendra néanmoins tard, en 1993, bien que Jean Paul II l’eût voulue depuis longtemps. Le pape a une stratégie méditerranéenne analogue à celle de La Pira. Il promeut la rencontre entre juifs et musulmans ; il voyage en Israël, en Syrie, en Égypte, en Tunisie. Surtout la prière interreligieuse d’Assise de 1986 dévoila son dessein : vivre ensemble en paix, à partir de la reconnaissance réciproque des différentes racines spirituelles.

François, malgré son origine argentine, a une vision approfondie du Mare Nostrum, revivifiée précisément au moment où ce monde s’est « embrasé » : terrorisme, guerre en Syrie et en Irak, défi du califat islamique du Sud vers l’Europe, migrations, réfugiés, inquiétude des sociétés arabes… Le pape Bergoglio a repris l’« esprit d’Assise » en 2016, trente ans après la rencontre de Jean Paul II dans la cité de François, déclarant, en présence du patriarche Bartoloméos (qu’il avait précédemment impliqué dans une rencontre pour la paix au Vatican avec Shimon Peres et Mahmoud Abbas) : « Notre avenir est de vivre ensemble. C’est la raison pour laquelle nous sommes appelés à nous libérer des lourds fardeaux de la méfiance, des fondamentalismes et de la haine ». Il faut empêcher le heurt des « monologues » des mondes méditerranéens, en tissant un dialogue capable d’aider à vivre ensemble et de gérer ensemble la complexité. L’autre jour, à Naples, il a systématisé sa vision méditerranéenne dans une lectio prononcée à la faculté de théologie des jésuites : « On ne perd rien à dialoguer. On gagne toujours. Dans le monologue, nous perdons tous », a-t-il affirmé.

Telle n’est pas la position de tous les chrétiens. Certains responsables chrétiens du Moyen-Orient (comme le patriarche syro-catholique présent au congrès de Vérone sur la famille) « avertissent » l’Occident de ne pas se faire d’illusions sur les musulmans et les migrants, véritable cinquième colonne islamisante en Europe. Ils accusent les gouvernements européens de ne pas défendre les chrétiens dans le monde arabe. Certains patriarches ont été reçus avec grand honneur et générosité par le premier ministre hongrois Orbán, en se présentant en qualité de témoins de l’impossibilité de vivre avec les musulmans. Que faire alors ? La guerre contre l’islam ? Personne n’a cette intention. Tout au plus éviter les migrants.

Le pape François a travaillé pour intervenir sur la dure situation des chrétiens au Moyen-Orient. En juillet dernier, il a organisé à Bari une rencontre des primats chrétiens du Moyen-Orient, la première de ce type dans l’histoire. Il a cherché des interlocuteurs musulmans crédibles, comme le grand imam de Al Azhar, Al Tayyeb, avec qui il a signé à Abu Dhabi en février dernier le document sur la fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune. Le texte affirme la valeur de la liberté religieuse et insiste sur une action contre les extrémismes. C’est le début d’un processus, comme aime le dire Bergoglio. Le Saint-Siège a enfin trouvé un partenaire crédible dans ce processus. Beaucoup de choses doivent être recomposées, mais quelque chose bouge dans un monde complexe, où les différences sont souvent à l’origine de conflits.

Il faut un grand dessein pour la Méditerranée et de longue haleine. Vendredi dernier, en parlant à Naples, le pape François a tenté de le définir : « ... si nous ne comprenons pas le métissage, nous ne comprendrons jamais la Méditerranée, une mer géographiquement fermée par rapport aux océans, mais culturellement toujours ouverte à la rencontre, au dialogue et à l’inculturation réciproque ». La Méditerranée, non pas le monde d’hier, doit être comprise de façon renouvelée : il y a besoin de « récits renouvelés et partagés... dans lesquels il soit possible de se reconnaître de manière constructive, pacifique et porteuse d’espérance ». Le catholicisme, en difficulté dans plusieurs régions du monde, présente aujourd’hui une stratégie sur la frontière méditerranéenne déchiquetée que les gouvernements européens affrontent souvent dans la seule perspective d’intérêts nationaux partiels.

Corriere della Sera