Le souvenir du pogrom antisémite du 9 novembre 1938 dans une réflexion d’Andrea Riccardi

Une réflexion d’Andrea Riccardi à l’occasion de l’anniversaire du pogrom du 9 novembre 1938, ladite « Nuit de cristal », dans la basilique Sainte-Marie-au-Transtevere.
Exode 1,8-14


Nous avons lu une ancienne page sur les conditions d’existence du peuple juif. Cette page évoque l’histoire de ce peuple d’émigrés, ainsi qu’il le fut au commencement, ainsi qu’il l’a souvent été, placé sous la domination d’un pharaon qui n’avait pas connu Joseph, ou tout au moins qui n’avait pas de considération pour le premier des juifs à être descendu en Égypte.

Nous lisons dans le livre de l’Exode que les travaux forcés visaient à les opprimer, voire à les exterminer. En effet, les camps et la dureté des conditions de vie rendirent leurs jours bien amers.

Cela s’est produit à de nombreuses reprises dans la longue histoire du peuple d’Israël. Ce soir, nous commémorons ce que le nazisme appela dans sa propagande « la Nuit de cristal ». Or, dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938, il y a 80 ans, ce qui se déchaîna, ce ne fut pas la Nuit de cristal, qui est un nom romantique, mais bien un pogrom – c’est le terme exact – contre les juifs du 3e Reich, et ce, non seulement en Allemagne, mais aussi en Autriche, annexée depuis peu.

Cet événement marqua véritablement le début de la douloureuse histoire qui conduisit à la destruction de la communauté juive allemande, puis à la Shoah, partout en Europe, même en Pologne et en Ukraine. Ce pogrom du 9 novembre voulait être, dans la vision d’Hitler, le tournant dans la politique contre les juifs. Et c’est avec cet esprit d’organisation qu’avaient déjà été préparés les camps, agrandis les mois précédents. Parmi eux, en particulier, le camp de sinistre réputation de Buchenwald, mais aussi Dachau, où furent emmenés, à partir de cette nuit-là, 30 000 juifs.

Les camps, comme nous le savons, furent le pivot du système concentrationnaire et d’élimination mis en place par le nazisme. Les camps constituaient l’autre Reich, autrement dit le royaume des Untermenschen, des « sous hommes » : avant tout les juifs, mais aussi les roms, puis les Africains vivant en Allemagne, ensuite les dégénérés, c’est-à-dire les personnes handicapées physiques, psychiques, les homosexuels, les mendiants, les personnes sans domicile, les vagabonds, les démocrates. Mais les premiers parmi les Untermenschen étaient les juifs.

Les juifs avaient d’abord été isolés du reste de la population. Ils avaient été fichés à partir de 1935 et déclarés hommes et femmes sans droits, obligés de faire figurer sur leurs papiers la mention Jude et d’ajouter à leur nom « Israël » pour les hommes ou « Sarah » pour les femmes. Il fallait les isoler du reste de la population : l’isolement est toujours le premier pas vers l’élimination.

Mais pas seulement. Les juifs qui possédaient des richesses devaient être incarcérés et dépouillés de leurs biens. Le pogrom fut l’occasion de les voler. Il faut toujours se souvenir que, en plus du massacre, la Shoah fut une grande affaire d’acquisitions de biens.

Ainsi, cette nuit-là, les Allemands, depuis chez eux, entendirent le fracas des vitrines brisées de 7 500 commerces juifs. 1 400 synagogues furent prises d’assaut, incendiées, détruites dans toute l’Allemagne. Nous avons devant nous un reste brûlé du rouleau de la Torah qui était conservé dans l’aron de la synagogue de Würzburg. Il reprend le livre du Deutéronome du chapitre 11 au chapitre 17. Il nous a été donné par le président de la communauté juive de Würzburg en 1989 au moment de la chute du mur de Berlin, précisément le 9 novembre 1989. Et nous le conservons comme une mémoire pérenne à côté de l’église Sant’Egidio, comme le commencement de ce drame qui, il y a quatre-vingts ans, conduisit à la Shoah et à la guerre mondiale. (Voir photo)

Il peut sembler étrange qu’un rouleau de la Torah qui a été brûlé en 1938 soit exposé dans une église chrétienne. Et ici, de manière fortuite, il apparaît à côté de l’icône de Marie mère de la paix, qui porte son Fils dans ses bras. Or, nous savons que le sang de ceux qui ont lu la Torah est le même sang que celui de Marie et de son Fils et nous savons que les juifs, ainsi que l’a dit de manière inoubliable Jean-Paul II, sont nos frères aînés. Leur sang est notre sang, leur esprit est notre Esprit, leur Torah est notre Bible.

Nous nous souvenons de ce qu’il advint cette nuit-là. 400 personnes trouvèrent la mort, plusieurs se suicidèrent. Que devaient faire les juifs, pris au piège dans la grande Allemagne ? Quelques mois auparavant, la conférence d’Evian, en France, avait échoué. Elle avait été convoquée par le président américain Roosevelt, qui avait posé à différents pays le problème de la relocalisation et de la répartition des juifs qui fuyaient l’Allemagne. Beaucoup de pays, comme la France, qui avaient accueilli un certain nombre d’entre eux, disaient être remplis de réfugiés, juifs et autres. Durant la guerre, en Suisse, on dira cette phrase que Dossetti définira comme scandaleuse : « la barque est pleine ».

L’Australie déclara à la conférence d’Evian qu’elle ne voulait plus recevoir les juifs pour ne pas voir se développer des problèmes raciaux dans un pays pacifique. Or, combien de soldats australiens mourront durant la Seconde Guerre mondiale. Certains reposent même ici dans les cimetières italiens ! En somme, Evian inaugura une politique de fermeture au petit nombre de ceux qui purent fuir et laissa un grand nombre de juifs pris au piège en Allemagne.

L’Allemagne commença par expulser 17 000 juifs polonais et les envoya en Pologne, mais la même Pologne avait décrété la perte de la nationalité de ceux qui avaient quitté le territoire polonais depuis plus de cinq ans. Dès lors, beaucoup de ces juifs étaient apatrides.

Le drame de l’extermination des juifs commença il y a quatre-vingts ans. C’était un racisme qui venait de loin, notamment du monde chrétien, bien que chrétiens et juifs fussent pétris de la même pâte, comme le montre le candélabre à sept branches représenté sur l’antique mosaïque de l’abside de cette basilique.

Mais le racisme s’était transformé en une idéologie implacable qui prenait appui sur l’indifférence d’un grand nombre de gens.
Un racisme qui n’est pas terminé, comme nous l’avons vu récemment, quand nous avons pleuré devant l’attentat contre la synagogue de Pittsburgh. Au cours de la cérémonie du souvenir au Temple majeur de Rome, le Grand Rabbin a dit : « Il n’existe plus de pays où un juif peut être en sécurité ». Certaines des victimes de cet attentat avaient quitté la France récemment pour s’installer à Pittsburgh, car, dans la périphérie de Paris, une vieille dame juive, Mireille, avait été tuée par un musulman.

Rappeler ce drame quatre-vingts après, devant l’horizon d’aujourd’hui qui nous semble quelquefois bien sombre, cela veut dire se souvenir que les hommes et les femmes peuvent devenir inhumains. Bien plus, qu’ils peuvent organiser une industrie de l’inhumanité, comme le fut la Shoah. C’est la grande intuition de Bauman : la Shoah ne fut pas un massacre, mais une industrie du massacre.
Rappeler un drame juif dans une église comme Sainte-Marie-au-Transtevere, où l’on prie pour la paix, veut dire, chers frères et sœurs, y faire monter une prière.

C’est prier avec la confiance d’obtenir ce que nous demandons dans une invocation insistante. Soyons forts dans la prière faite pour que Dieu délivre le monde des menaces qui restent ensevelies au fond des cœurs des hommes, car le cœur de l’homme est un abîme qui contient la grandeur de bien des sentiments, mais aussi le mystère du mal.

Même si nous ne voyons pas toujours clairement l’avenir, en Europe et dans le monde, nous ne devons pas nous résigner ; nous ne devons pas devenir pessimistes ni nous enfermer dans l’indifférence avec le seul objectif de nous sauver nous-mêmes Il faut prier, se souvenir, résister, espérer.

Le récit de l’Exode que nous avons lu est le début d’un long processus de libération voulu par Dieu, qui dit : « J’ai vu, oui, j’ai vu la misère de mon peuple qui est en Égypte, et j’ai entendu ses cris sous les coups des surveillants. Oui, je connais ses souffrances ! » (Ex 3,7)
La lecture de ces paroles peut faire naître un sentiment de malaise. Ceux qui connaissent les livres de l’Exode, des Nombres, du Deutéronome, savent quelle longue histoire a dû se déployer, combien d’années se sont écoulées, combien de souffrances ont été subies jusqu’à ce que la libération advienne ! Mais nous savons aujourd’hui que Dieu est déjà descendu pour délivrer son peuple et que son nom est Jésus, sauveur du monde. C’est pourquoi nous prions le Père en son nom, même si l’horizon nous semble sombre, car Jésus est la vraie lumière du monde. Il a dit : « Tout ce que vous demanderez au Père en mon nom, il vous le donnera » (Jn 15, 16).

La prière est une force de paix, l’invocation est la racine de la protection de dieu : « Je n’ai de repos qu'en Dieu seul » (Ps 61). La mémoire conduit à la prière et à la résistance de l’espérance. Ceux qui n’ont pas de mémoire n’ont pas de racines. Et ceux qui n’ont pas leurs racines en Dieu vivent dans la peur qui est mère de l’indifférence et qui finit par accoucher du mal.
Puisse la mémoire bénie des 400 juifs qui sont morts dans le pogrom du 9 novembre 1938, et de tous les autres, éclairer le cœur et les consciences des hommes et des femmes d’aujourd’hui et de toujours.